En famille !
Il y a deux espèces d’hommes, ceux qui s’habituent au bruit et ceux qui essaient de faire taire les autres. J’en ai connu beaucoup qui, lorsqu’ils travaillent ou lorsqu’ils attendent le sommeil, entrent en fureur pour une voix qui murmure ou pour une chaise un peu vivement remuée ; j’en ai connu d’autres qui s’interdisent absolument de régler les actions d’autrui ; ils aimeraient mieux perdre une précieuse idée ou deux heures de sommeil que d’arrêter les conversations, les rires et les chants du voisin.
Ces deux espèces de gens fuient leurs contraires et cherchent leurs semblables par le monde. C’est pourquoi on rencontre des familles qui diffèrent beaucoup les unes des autres par les règles et les maximes de la vie en commun.
Il y a des familles où il est tacitement convenu que ce qui déplait à l’un est interdit à tous les autres. L’un est gêné par le parfum des fleurs, l’autre par les éclats de voix ; l’un exige le silence du soir et l’autre le silence du matin. Celui-ci ne veut pas qu’on touche à la religion ; celui-là grince des dents dès que l’on parle politique. Tous se reconnaissent les uns aux autres un droit de « veto » ; tous exercent ce droit avec majesté. L’un dit : « J’aurai la migraine toute la journée, à cause de ces fleurs », et l’autre : « Je n’ai pas fermé l’oeil cette nuit à cause de cette porte qui a été poussée un peu trop vivement vers onze heures. » C’est à l’heure du repas, comme à une sorte de Parlement, que chacun fait ses doléances. Tous connaissent bientôt cette charte compliquée, et l’éducation n’a pas d’autre objet que de l’apprendre aux enfants. Finalement, tous sont immobiles, et se regardent, et disent des pauvretés. Cela fait une paix morne et un bonheur ennuyé. Seulement comme, tout compte fait, chacun est plus gêné par les autres qu’il ne les gêne, tous se croient généreux et répètent avec conviction : « Il ne faut pas vivre pour soi ; il faut penser aux autres. »
Il y a aussi d’autres familles où la fantaisie de chacun est chose sacrée, chose aimée, et ou nul ne songe jamais que sa joie puisse être importune aux autres. Mais ne parlons point de ceux-là ; ce sont des égoïstes.
Alain, 12 juillet 1907
Extrait de « Propos sur le bonheur ».